samedi 24 mai 2008

19 mai: courage d'antan, perversion d'aujourd'hui(*)

Ils étaient jeunes, ils avaient la fougue et la beauté de la jeunesse. Ils portaient, comme en bandoulière, des rêves fabuleux. Ils nourrissaient de grandes et belles ambitions, celles que leur qualité d'étudiant ou de lycéen pouvait leur permettre de réaliser: un statut social enviable, une situation matérielle confortable et, pour certains, une carrière professionnelle brillante, voire une reconnaissance universelle à leurs travaux. Oui, les jeunes étudiants algériens des années 50 avaient tout cela à portée de main. Ils ont pourtant refusé de s'en saisir et préféré tout lâcher, tout abandonner. L'appel du combat pour la liberté et l'émancipation nationale a été plus fort, beaucoup plus fort que la tentation égoïste d'une vie paisible à l'ombre d'une fonction grassement rémunérée. Mais, on l'imagine, le choix qu'ils ont fait à leur corps défendant et au détriment de leur tranquillité immédiate et au mépris de leur bien-être futur, ne devait pas être des plus faciles: il fallait en effet être animé d'une ferveur patriotique exceptionnelle et d'un courage physique et moral exemplaire pour ainsi renoncer à la facilité et s'engager dans une voie jonchée de périls, une voie à l'issue incertaine. Le choix fut donc difficile mais le temps aura montré qu'il était juste. Leur engagement dans la lutte pour la libération du pays a été déterminant quant à l'issue finale. Un demi-siècle après cet acte d'éclat qui restera un des repères majeurs de notre Histoire contemporaine et donc un moment de référence pour la génération actuelle, se pose la question de savoir ce qu'il est advenu de ce patriotisme et de cette disponibilité au don de soi. Les faits sont têtus: par leur silence constant et leur démission permanente, les intellectuels algériens d'aujourd'hui n'ont pas fait bon usage de l'héritage légué par leurs ainés. Pis encore, ils l'ont quelquefois perverti en mettant un incroyable zèle à pourfendre ceux qui ont l'audace de porter sur la place publique des thèmes qui fâchent les tenants des dogmes qui, souvent, se confondent avec les tenants du régime. A voir les attaques soutenues qui viennent de cibler l'écrivain Boualem Sansal, une figure incontournable de la littérature algérienne moderne suite à la publication de son dernier roman "Le village de l'Allemand ", on en vient à s'interroger sur les motivations d'un tel lynchage. Le tort de cet homme de lettres? Il a osé une comparaison, au demeurant opportune, entre l'islamisme et le nazisme auxquels il trouve des dénominateurs communs. Mais qu'on ne s'y trompe pas: les critiques les plus acerbes, pour ne pas dire les insultes auxquelles il a eu droit ne sont pas venues de figures islamistes connues comme telles mais plutôt de gens qui, en d'autres occasions, se sont fait les chantres de la modernité! En revanche, pas une voix ne s'est élevée pour dénoncer la persécution dont sont victimes les minorités chrétiennes en Algérie, pas même pour mettre en évidence les dégâts que cela ne manquera pas de causer à l'image du pays déjà sérieusement écornée. Aucune comparaison n'est pourtant possible entre les énormes dangers qui pesaient sur la vie de nos intellectuels d'hier face à la puissance coloniale et à ses abus et ceux, réels il est vrai mais moindres à coup sûr, que suppose aujourd'hui l'opposition aux thèses des puissants du moment ou aux préjugés et pesanteurs sociologiques. Qui plus est, le rôle de l'intelligentsia, qui consiste entre autres à assumer un devoir critique envers les idéologies dominantes ou encore les catégories qui les portent, doit rester le sien en toutes circonstances, et plus encore dans les situations les plus inconfortables. Bien évidemment, le délabrement de l'université algérienne, et plus généralement celui de l'école, un des hauts faits d'armes du système en place depuis 1962, est passé par là. Mais si la démission des clercs peut se justifier par leur peur des représailles, un sentiment au demeurant pas toujours contrôlable et donc compréhensible, leur trahison est souvent le fait de tentations bassement matérielles, celles-là mêmes qui n'ont pas eu raison de nos aînés. En définitive, l'on est autorisé à affirmer que 50 ans de règne ont permis au système de vider la société de sa substance patriotique. Or, celle-ci n'est pas seulement le carburant des luttes pour l'intérêt général ou encore le bien commun. Elle est aussi un antidote contre l'individualisme égoïste et donc contre la cupidité, l'appât du gain et la tentation du bien-être sans effort. Nous voilà aux confins d'un fléau à part entière qui ruine le pays et qui n'épargne pas les intellectuels, la corruption. Et ceci explique cela.
Said Chekri
(*)Article publié sur le site du RCD

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